L'omelette - pensées du jour

Une pizza, du café. 

Des gens courent, tentent de rejoindre l’immeuble d’en face. 

Mystère. La boite de 6 œufs bio - poules élevées en plein air - nourries sans OGM - 100 % au profit des agriculteurs, est moins chère que les autres. 

Les roquettes mitraillent l’immeuble d'en face. Les gens n’ont plus que la rue pour courir. 

Shampoing, croquettes pour chats. Tiens, elles ont encore augmenté. Pas assez sur le compte en banque. Il faut reposer la pizza. On mangera une omelette et du shampoing. 

Les bombes ont touché l’école maternelle. 300 petites âmes pulverisées avec leurs maîtres et leurs maîtresses. 

Passage à la caisse. « Bonjour, vous allez bien » ? 

Ce n’est pas une vraie question, pas de stress, juste un rituel se terminant par « Oui, merci », éventuellement : « Et vous » ? (La dernière partie peut être occultée en cas de panne d'énergie sociale).

« Oui, merci ».

Sur la route, des milliers de gens avancent sans savoir où aller. Certains sont les parents des enfants de l’école bombardée. Ils ne savent même plus pourquoi ils marchent. 

Ranger les courses dans le coffre. Rejoindre la station essence. Le sans-plomb 95 est à 1,81 le litre. Aïe. 

Dans le journal, on parle d’enfants syriens brûlés tous les jours au 3ème degré dans les raffineries artisanales exploitées par Total.  

Faire le plein. Rentrer chez soi, se préparer une tasse de café.

Au Guatemala, des reporters informent que les travailleurs dans les plantations Nestlé sont payés moins de 2 dollars pour 45 kilos récoltés et n’ont pas de quoi s’acheter leur café.

Allumer la radio. Les infos citent l’école maternelle sans survivant puis enchaînent avec le foot et le moral d’un des joueurs, remis de sa blessure à la cheville. Le match est sous de bons auspices. 

Avec ses jets privés, ce monde-là survole, tout. Le peuple à terre s’accroche à leurs ailes en silicone, tente de fuir, en vain. 

Œufs, pointes de sel et de poivre. Le plat de la semaine est prêt. 

C’est loin tout ça, ça ne sert à rien d’y penser. Même si la guerre est déjà dans le coffre, dans le réservoir, dans le frigo, dans la parole, que le monde est lié à s’en faire mal par des mycorhizes invisibles. C’est plus respirable d’ignorer que tout choix a des conséquences. Nous sommes des conséquences, nés au fil de choix faits alors que nous n’existions pas encore. 

Remplacer la radio par Jammu Africa d’Ismaël Lo. Tenter de se réfugier dans cette voix. Recevoir l’appel d’une voisine en pleine quête spirituelle, ravie de son nouveau chapelet acheté pas cher sur Amazon. Raccrocher. Pleurer. Pleurer à en fendre le lino couleur « plancher naturel ». 

Nous nous dopons bien. Nous pouvons encore regarder des matchs se jouant dans des stades climatisés construits dans le désert et vanter le bon esprit du sport en ignorant son industrie, écouter les établis désaccords des politiciens de droite et de gauche qui iront tous ensemble – anciens camarades de classe – au restaurant après l’émission, blaguer aux côtés des patrons de multinationales, d’artistes complices, pendant que le peuple croira faire des choix. Ne pas nous sentir concernés. Ne pas voir de lien. Ne pas. Nous savons bien faire cela. Nous le faisons depuis des milliers d’années. Un jour, la foudre ou un avion de chasse tombera dans nos assiettes et nous nous demanderons pourquoi. Pendant que d’autres feront leurs courses, quelque part dans le monde, nous courrons dans la rue, pour tenter de rejoindre l’immeuble d’en face. Pour le moment, ce n’est pas « nous ». « Nous » chutons en douceur. Nos ailes n’ont pas encore embrassé le goudron. Et si les bombes ne nous touchent pas, les limites franchies du capitalisme, ses conséquences meurtrières et leurs milliards de fantômes ne nous lâchent plus de l’œil. 

Le téléphone sonne à nouveau. Une sœur au bout du fil parle, ramène à l’instant, demande si le boulot, « ça va ». Hésiter à lui raconter l’obligation, quand on écrit, de se former à une intelligence pourtant annoncée artificielle, de se recycler en bout de plastique, en spécialiste des réseaux sociaux et des algorithmes, en personnage principal d'une campagne marketing enfin, un égotrip du genre, sans quoi il vaut mieux renoncer à trouver une place dans la matrice et poétiser incognito. 

Une autre future guerre se prépare. L’IA ne sait pas encore tout. Quand elle aura tout compris, si elle est intelligente, elle fera les liens et supprimera l’espèce la plus nocive pour cette planète. Et ça n’est pas la mouche, aussi pénible soit-elle.
 
La sœur enchaîne sur son travail à elle, dans un centre d’hébergement social, c’est dur en ce moment. 

C’est dur, entre demandes légitimes de droit d’asile et OQTF indécentes, attentes d’HLM ou de Méthadone, entre chutes internationales et chutes locales, entre histoire de machettes, de passeurs, de chômage, de folie, de divorce, d'anxiolytiques, de loyers et d'horizons impossibles, d’exigence socio économique, de lois, d'espoirs et de sauvegarde de l’enfance. Elle ne peut pas s’effondrer. Elle a choisi le métier de béquille et une bonne béquille supporte tous les poids.

Raccrocher en se remerciant du débriefing. Troquer "bonne soirée", contre "bon courage". Maintenir "Bisous". 

Certains jours plus spongieux et dissociés que d’autres, à défaut de pouvoir rejoindre le sourire silencieux d'une tente saharienne face à son destin, mieux vaut se limiter à un périmètre restreint, débrancher les câbles qui accablent, tenter de respirer et opter pour le luxe provisoire, neutre et encore localement possible, du pianiste Philipp Glass : aller faire un gâteau, ou comme ici, une omelette. 

Ps : au protocole, « Comment vas-tu », ne polluer personne et répondre simplement, « Super et toi » ? 


Photographie : Tima Miroshnichenko